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Yassine Ben Abdallah, la possibilité d’un design créole

Par Anne-Marie Fèvre, le 10 juillet 2024.
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Une machette esthétique. © Design Hyères Parade

Son attachement à l’île de La Réunion l’entraine à interroger la culture créole, la mémoire des objets disparus, avec une pièce manifeste : une machette en sucre primée à la Design Hyères Parade de juin 2023.

Quel plus beau lieu que la Manufacture de Sèvres à Paris pour rencontrer Yassine Ben Abdallah ? Ce palais de la porcelaine resplendit de la lumière dorée d’automne, qui éclairent ses gigantesques fours, ses céramiques géantes. Là, ce jeune homme imagine des vases qui seront hybridés à des vannes, ces grands plateaux en osier de La Réunion qui servent à agiter les grains. Il projette un bel outil usuel, mais dans un choc des cultures entre kaolin royal et vannerie créole. S’il est là, c’est grâce au Grand Prix de la Design Parade qu’il a obtenu à la Villa Noailles en juin 2023, récompense qui lui permet de créer une œuvre à Sèvres.

Mais d’où vient la quête de métissage de ce jeune Français ? Il est né à Saint-Denis (Île-de-France) en 1994 mais Yassine Ben Abdallah a passé toute son enfance à la Réunion, jusqu’à son baccalauréat. C’est ainsi qu’il s’est attaché à un autre Saint-Denis, celui de l’Île Intense, département et région française d’outre-mer (DROM). En plus, ses parents sont tunisiens, originaires de Djerba ; le jeune garçon est d’autant plus ouvert au monde, à l’insularité, à la rencontre des cultures, à la géopolitique. C’est pourquoi il va étudier à Sciences Po Paris, une formation qu’il complètera par un cursus au Strate College. Un choc pour lui : à son approche critique, va s’ajouter la découverte du design, du concret. Qui va le mener à étudier le « géo-design » à l’Académie d’Eindhoven (Pays-Bas) pendant deux ans. Il oriente alors ses recherches vers la mémoire des objets.

La pièce emblématique qu’il a imaginée – Machette en sucre, mémoire de la plantation (« Bittersweet memory of the plantation ») – et qui a été primée est si incertaine. Esthétique grâce au sucre qui rappelle le verre, au jaune transparent. « La monoculture de la canne à sucre domine l’île, explique Yassine, elle est marquée par 300 ans de colonisation et 200 d’esclavage. Toute une population venue de Madagascar, des Comores, puis de Chine, d’Inde a coupé la canne dans des conditions tragiques. Or, il n’y a plus aujourd’hui de traces de ce travail, et de la culture de ces ouvriers esclaves. Il y a bien le musée de la Plantation de La Réunion (ex-plantation Villèle), mais seuls les objets du maître sont exposés. Il n’y a plus de chaînes d’esclaves, par exemple ! Restent quelques ruines d’usines, de vieilles maisons coloniales. Comment faire mémoire ? La machette permet de se reconnecter à cette histoire. Oui, elle est chargée de violence, cet outil est aussi une arme ; elle est ambiguë, en sucre, impermanente comme la culture des esclaves, elle tache, elle colle… » Cette machette sera exposée au musée de la Plantation. « Ma place de designer est là, s’enflammeYassine. Créer des objets sur leurs absences, remplir le vide. »

Un autre projet, Île-et-la-mer, enrichit sa démarche. Car un dicton courant à La Réunion affirme que « Les créoles tournent le dos à l’océan ». Pour une partie de la population marquée par la traite négrière, la mer reste une métaphore de la mort, les esclaves étaient trainés de force sur l’île par bateau. « Ensuite, ajoute Yassine, il y a eu des villages de pêcheurs, mais ils ont été détruits au profit de HLM. Le bord de mer s’est gentrifié, c’est « Zoreilles Land ! » Mais il subsiste un rituel vernaculaire, Lo Piknik, un pique-nique créole sur la plage. Île-et-la-mer tente de réconcilier les Réunionnais avec leur littoral. C’est un ensemble d’objets de pique-nique réalisés à partir de matériaux locaux – fibre de vacoa, coco, cuir de poisson – pour mettre en valeur la richesse du littoral. J’aimerais créer un nouvel imaginaire lié au milieu marin, la possibilité d’un design insulaire : “Ren a nou la mer !” » Dans la même sensibilité, au Cirva de Marseille, il va travailler le verre, en s’inspirant des bouteilles de rhum de l’île, pour offrir des libations à l’océan Indien.

Yassine Ben Abdallah enseigne à l’Académie d’Eindhoven. Il vit entre La Réunion et Rotterdam, où, au musée d’Ethnographie, il entend approfondir ses investigations autour de la vie et la mort des objets. Et interroger les techniques de leur conservation. Il fait partie de cette génération qui engage le design vers la prospection, pour agir à sa manière sur le monde.

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